L'Attracteur
No. 14
Hiver 2003 |
LA REVUE DE PHYSIQUE |
ISSN: 1205-8505 |
Il y a moins d’un centenaire que nous produisons
sur mesure du froid, auparavant, il fallait attendre l’hiver pour emmagasiner
des blocs de glace dans des bâtiment appelées « glacières ».
|
Il y a des dizaines de milliers d’années, l’homme passait d’un état nomade, étant sans cesse à
l’affût d’un meilleur territoire de chasse, à un état sédentaire. Au lieu d’aller vers ses proies,
l’homme les domestiquait afin de minimiser ses déplacements. Et, déjà à cette époque, l’homme avait
aussi apprivoisé l’usage du feu. Outre la chaleur et la lumière qu’il procure, le feu servit dès lors
à l’amélioration de l’outillage. Donc, très tôt dans son histoire, l’homme a maîtrisé plusieurs
applications impliquant de hautes températures.
L’utilisation de basses températures, quant à elle, restait fort méconnue.
En fait, le froid n’existait qu’en hiver, au sommet des montagnes ou dans
certaines grottes bien spéciales, les glacières naturelles. Celles-ci
produisaient même de la glace en été. Mais avant la venue des
réfrigérateurs, la plupart des gens conservait leurs aliments en s’approvisionnant
en glace chez un marchand, qui, durant l’hiver près d’une étendue d’eau gelée, la
coupait et la transportait dans une glacière, un bâtiment bien isolé thermiquement.
Il pouvait ainsi en vendre durant tout l’été.
|
Les physiciens firent, avec la découverte de cette relation, un pas de plus vers la
domestication du froid. Comme une variation du volume ou de la pression influe sur la
température, il devenait possible d’abaisser la température du gaz. Cependant, avant
de pouvoir vérifier cette prédiction, il fallut encore un bon nombre d’années de recherche.
Au cours de cette période, s’établirent les bases théoriques de la thermodynamique :
formule de Regnault, cycles de Carnot, diagramme de Clapeyron et bien d’autres.
De plus, l’équation des gaz parfaits suggéra aux physiciens l’existence d’une température
limite en deçà de laquelle la réfrigération d’un gaz devenait impossible. En effet,
un abaissement de température provoque, à volume fixe, un abaissement de la pression.
Or, la pression d’un gaz ne peut pas logiquement devenir négative. De même, à pression fixe,
une diminution de la température provoque une diminution de volume, mais celui-ci ne peut
pas non plus devenir négatif. Certains physiciens, comme Gay-Lussac, tentèrent donc de trouver
théoriquement la température limite qui correspondait à un volume nul. Ils obtinrent une
valeur équivalente à environ -270°C. Dès lors, les scientifiques devinrent convaincus que
la température d’un gaz ne peut s’abaisser en dessous de cette valeur, car si tel était le
cas, le volume d’un gaz deviendrait négatif (voir graphique). Lord Kelvin conçu alors une
nouvelle échelle de température plus appropriée à l’étude des phénomènes en basses
températures puisqu’elle éviterait des valeurs trop encombrantes. Par ce choix judicieux,
on dit maintenant : « un réfrigérateur à dilution (voir plus loin) peut atteindre des
températures de l’ordre de 5mK (0,005K) » plutôt que -273,145°C, plus fastidieux. Plus
fondamentalement, Kelvin posa vers 1850, que le zéro de son échelle correspondrait à la
valeur théorique la plus basse possible. |
Graphique mettant en relation le volume et la température d’un gaz à pression constante.
|
Lord Kelvin
Gracieuseté de l'Université de St-Andrews, Écosse |
Vers le milieu du XIXe siècle, un tel procédé réalisé cycliquement permit aux physiciens de créer
artificiellement, et ce, pour la toute première fois, de la glace. Cependant, les chercheurs ne
s’arrêtèrent pas seulement à la congélation de l’eau. Ils tentèrent de faire subir les plus fortes
décompressions techniquement possibles aux gaz sans toutefois pouvoir franchir -40°C. À cette
température, ils purent liquéfier le chlore et solidifier l’eau mais sans plus. La course pour
l’amélioration des techniques de refroidissement se mit alors en branle. Plusieurs chercheurs
reprenaient l’expérience en y changeant certains aspects afin d’améliorer la chute de température
finale. Chacune des nouvelles innovations techniques permettait d’atteindre de nouvelles limites
thermiques, mais personne n’avait encore réussi à liquéfier l’air, le mélange de gaz le plus abondant
sur Terre. |
Une fois que la grande majorité des gaz connus furent ainsi liquéfiés, les physiciens tentèrent de s’approcher
le plus près possible du zéro absolu. Malheureusement, à des températures aussi basses que quelques dizaines
de degrés Kelvin, les cryostats ne résistaient pas : les soudures se brisaient, le métal se fendait et le matériel
utilisé pour le refroidissement devenait alors inutilisable. La mise au point de certains alliages fort complexes,
qui résistent mieux aux basses températures, a nécessité de nombreuses années de recherche. Toutefois, à chaque
percée, les mêmes problèmes réapparaissent lorsque l’on tente de se rapprocher davantage du zéro absolu. Bien que
la technologie se soit énormément améliorée au cours du dernier siècle, il reste qu’aux très basses températures,
le matériel utilisé en laboratoire se fragmente souvent.
Dans les multiples laboratoires du monde, la course vers le zéro absolu continue. Aujourd’hui, l’homme
dépasse la nature en matière de froid, puisque des réfrigérateurs atteignent des températures plus froides
que l’espace intersidéral. En effet, une équipe de physiciens située dans la ville de Bayreuth réussit,
en 1988, à abaisser la température de 127 grammes de cuivre à 1,2 × 10-5 K, soit environ 105 fois inférieur
à la température moyenne de l’Univers, qui avoisine les 2,7 K. Pour y arriver, ces chercheurs mirent au
point le cryostat à dilution qui utilise certaines propriétés quantiques propres à l’atome d’hélium aux
basses températures (voir La cryogénie à Sherbrooke).
Mais les chercheurs ne s’arrêtèrent pas là. Ils se servirent par la suite de phénomènes magnétiques et
parvinrent à se rapprocher encore plus de la limite théorique sans toutefois l’atteindre. La désaimantation
adiabatique (voir Désaimantation adiabatique) a permis de refroidir un échantillon au voisinage de 10-9 K.
|
Une vision microscopique au zéro absolu
Dans l’histoire de la physique, il arrive quelquefois, bien qu’on assiste généralement au
contraire, que la théorie dépasse la technologie. Autrement dit, les physiciens comprennent
théoriquement les causes d’un phénomène, mais ne peuvent pas vérifier expérimentalement leur
acquis théorique. L’histoire de la cryogénie suit ce schéma. Dès le début du XXe siècle, la
thermodynamique avancée par les physiciens expliquait la température d’un corps par l’agitation
de ses particules. La limite théorique du zéro absolu prit alors une toute autre signification :
elle correspondrait à l’immobilisation des particules. Mais, une théorie naissante allait tout
remettre en question. Selon la physique quantique (voir L’Attracteur No 12), on ne peut pas
connaître à la fois la vitesse et la position précise d’une particule. Or, affirmer qu’une
particule au zéro Kelvin s’immobilise, revient à contredire directement le principe d’Heisenberg
puisque, dans un tel cas, nous connaîtrions exactement la position (stable) et la vitesse
(nulle) de la particule. Maintenant, selon la vision des physiciens, au zéro absolu, chaque
particule occupe le niveau d’énergie le plus bas.
|
L’hydrogène liquide, qui ne trouvait aucune application pratique au début du siècle,
a aujourd’hui une place importante en aérospatiale : il sert de carburant aux décollages de fusées spatiales.
Gracieuseté de la NASA |
Remarque : plus on réduit la valeur résiduelle de la température, plus il est difficile de retrancher,
disons 50% de cette température. Par exemple, il est plus facile de passer de 2 à 1 degrés Kelvin que
de sauter de 1 à ½ degré Kelvin. Le zéro absolu constitue, en quelque sorte, une limite théorique
infranchissable. En 1913, Walter Nernst, prix Nobel en 1920, a établi qu’on ne pourrait jamais
atteindre le zéro absolu. Cela fait penser à la vitesse de la lumière. Tout comme un objet requiert
un apport d’énergie toujours plus grand pour s’approcher de la vitesse de la lumière, sans toutefois
pouvoir l’atteindre, abaisser un échantillon à une température avoisinant le zéro absolu nécessite
des moyens toujours plus extraordinaires. Aujourd’hui, les températures les plus basses sont obtenues
en refroidissant des gaz à l’aide de lasers, mais ces techniques ne permettent pas de refroidir une grande
quantité de matière.
Les progrès technologiques acquis au cours du dernier siècle permettent d’atteindre des températures
beaucoup plus basses qu’autrefois. L’abaissement des coûts de production des liquides cryogéniques a
permis d’en faire un commerce lucratif. Moins cher que l’essence, ces liquides servent principalement
aux lancements de fusées et à la recherche.
|
Pourquoi, vous demanderez-vous, s’acharner ainsi à atteindre des températures toujours plus basses si
les scientifiques savent cette quête du zéro absolu utopique? Parce que la recherche en basse température
a permis de révéler certains secrets, jusque là inconnus, sur le comportement et la composition de la matière.
La supraconductivité, qui correspond à une chute brutale de la résistance électrique, et la superfluidité
de certains liquides, qui coulent sans résistance et défient la gravité en remontant les parois des contenants
où ils reposent, ont été découvertes grâce à l’étude du froid. Ni un fantasme de scientifiques isolés, ni
dénuée de sens, la quête incessante vers l’atteinte du zéro absolu sert à comprendre le comportement de la
matière à température ambiante à partir de constatations et de découvertes ne se révélant qu’à basses
températures. Les températures extrêmes (10-9 K) ne contribuent pas encore à l’économie à grande échelle,
mais qui sait ce que nous réserve l’avenir? Pensons aux liquides cryogéniques à leur début. Sans
application utile, leur production stagna pendant plusieurs années. Aujourd’hui, ces liquides,
indispensables à l’homme, lui permettent de voyager dans l’espace (carburants pour les fusées) et
d’explorer le vivant en refroidissant les supraconducteurs des appareils d’imagerie par résonance
magnétique. Les applications pratiques des températures records verront, elles aussi, le jour et,
espérons-le, amélioreront notre condition humaine.
|
La supraconduction, l’une des nombreuses applications de la cryogénie. |
_________________________________________________