L'Attracteur No. 8 Automne 1999 | LA REVUE DE PHYSIQUE |
ISSN 1207-0203 |
Le couplage des particules auquel croyait Niels Bohr (à gauche) a été observé récemment en Suisse. Einstein (à droite) refusait de croire en ce phénomène, qui contredisait sa relativité restreinte et qu'il appelait "action fantôme à distance". |
Au début des années 1920 s'amorça une révolution dans nos conceptions du mouvement à l'échelle microscopique. Certains physiciens, dont le Danois Niels Bohr, donnaient naissance à la physique quantique, qui explique les lois particulières auxquelles obéit le monde de l'infiniment petit. Cette physique quantique, contrairement à la physique classique, veut que dans le monde microscopique il soit impossible de connaître simultanément certaines paires de propriétés d’une particule (par exemple sa position et sa quantité de mouvement selon un axe donné). Tout ce qu’on peut déterminer ce sont les probabilités statistiques de mesurer chaque propriété. Albert Einstein s'est opposé toute sa vie à cette idée, refusant de croire qu’une théorie fondamentale ait recours aux probabilités. Einstein a donc essayé de concevoir des expériences de pensée afin de montrer à Bohr qu’il avait tort. La dernière expérience qu’il a imaginée, avec deux autres physiciens -- Boris Podolsky et Nathan Rosen --, devait contredire un aspect de la mécanique quantique : l’enchevêtrement des particules.
L'enchevêtrement des particules permet, dans certaines circonstances, que deux particules conservent un lien causal, peu importe la distance les séparant : ce qui advient à l'une advient nécessairement à l'autre avec une simultanéité parfaite. Cela veut dire que si on mesure les propriétés d'une des deux particules, on peut connaître automatiquement les propriétés de sa jumelle éloignée, ce qui implique que les particules gardent un lien de communication instantané. Or, cela semble contredire la relativité restreinte d'Einstein qui dit qu'aucune communication ne peut dépasser la vitesse de la lumière. C'est pourquoi Einstein appelait ce phénomène "action fantôme à distance".
Ce paradoxe, qui est connu sous le nom de paradoxe EPR (EPR pour Einstein, Podolsky et Rosen), a été soumis à l'expérience pour la première fois en 1981, par le physicien français Alain Aspect. L'expérience imaginée par Einstein a finalement donné raison à Niels Bohr, puisque l'enchevêtrement a bel et bien été observé.
Une expérience récente et de plus grande ampleur, menée en Suisse par Nicolas Gisin et ses collaborateurs, a prouvé que la corrélation demeurait observable pour deux particules éloignées de dix kilomètres. Cette expérience consistait à envoyer simultanément deux photons, par fibres optiques existant déjà pour les communications téléphoniques, dans des directions différentes. Ces photons sont émis spontanément par un atome excité, ce qui rend impossible de déterminer avec exactitude leur instant d'émission et, par le fait même, leur position. L'un se dirige vers Bernex et l'autre vers Bellevue (deux villages distants de dix kilomètres). Chacun des photons rencontre deux miroirs semi-réfléchissants (M1 et M1' ou M2 et M2') et, en entrant en contact avec chaque miroir, possède 50 % des chances de le traverser et 50 % des chances d'être réfléchi. Cela leur laisse quatre chemins possibles, dont deux, de longueur différente, aboutissant aux détecteur D1 et D2. Selon la physique classique, cela signifie que le photon de droite a une chance sur quatre d'arriver au détecteur D1 par le chemin le plus court et une chance sur quatre par le chemin le plus long, et pareillement pour le photon de gauche au détecteur D2. Cela veut dire qu'il y a une chance sur 16 que les deux photons prennent le chemin le plus court pour arriver à leurs détecteurs D1 et D2, et les mêmes probabilités avec le chemin le plus long. Donc, il y a deux chances sur 16, ou une chance sur huit, que les deux photons arrivent aux détecteurs D1 et D2 par des chemins identiques, et soient de ce fait détectés simultanément. Or, en insérant des déphaseurs dans le trajet, on peut influencer ces probabilités en faisant appel à la physique quantique. En effet, on peut faire varier les probabilités de coïncidence d'arrivée des photons entre zéro et un quart. Cela défie les statistiques prédites par la physique classique et démontre que les photons conservent un lien, qui, à cause de la distance les séparant, doit dépasser la vitesse de la lumière.
Ce lien simultané et mystérieux remet en cause le postulat de localité (ou séparabilité einsteinienne), qui veut que l'évolution d'une grandeur physique en un point de l'espace ne dépende que de l'expression de cette grandeur en ce point. C'est-à dire qu'un phénomène ne peut pas aller perturber un lieu distant plus rapidement qu'à la vitesse de la lumière. La relativité restreinte ne s'écroule pas pour autant, puisqu'on peut démontrer qu'il est impossible de transmettre de l'information par le biais d'un tel enchevêtrement. On peut toutefois conclure que s'il existe une théorie permettant d'expliquer tous les domaines de la physique sans faire appel aux probabilités -- ce qu'Einstein a toujours cru et qui porte le nom de « théorie aux variables cachées »--, alors cette théorie ne peut pas être locale, comme Einstein croyait, car elle doit inclure la capacité d'enchevêtrement propre aux objets quantiques, ce qui implique un lien causal instantané.
Vincent Farley j